Traduit de l’allemand par Irène Bonnaud et Jörg Stickan
Disponible aux éditions Théâtrales.
Johann Faustus est le seul texte dramatique écrit par Hanns Eisler, qui fut avant tout un des grands compositeurs du Xxième siècle, maître es Lieder, élève de Schönberg et auteur des chansons les plus connues du mouvement ouvrier allemand (ce qui lui valut le surnom de "Schubert rouge"). Mais Eisler possédait une intelligence et une créativité qui s'étendaient à tous les domaines de la pensée et de l'art. Même quand il n'était supposé ne travailler qu'à la musique d'une pièce ou d'un poème, Eisler suggérait à Brecht telle ou telle correction et ses suggestions étaient la plupart du temps aussitôt intégrées à l'œuvre. Brecht note le 26 juillet 1942 dans son journal : "sa mise en musique est pour moi ce que la mise en scène est à une pièce : le test".
Eisler était un marxiste dont la lecture préférée était La Recherche du temps perdu et qui aida Thomas Mann à écrire son Docteur Faustus en lui donnant quelques cours sur la musique dodécaphonique. Il était logique qu'il finisse par entreprendre seul une œuvre littéraire. Sans doute sous l'influence de ses deux amis Brecht et Thomas Mann et de leurs grands textes des années 1944-1946, La Vie de Galilée et le Docteur Faustus, Eisler décida de se consacrer à son tour à la figure de l'intellectuel dans l'histoire.
Il revint à la légende populaire de Faust et la replaça dans le contexte de la "guerre des paysans" du seizième siècle allemand : Faust, fils de paysan et disciple du prédicateur révolutionnaire Thomas Münzer, trahit les siens, se soumet, comme Luther, à l'ordre des seigneurs, et devient ainsi le symbole d'une élite intellectuelle qui choisit la collaboration avec le pouvoir plutôt que la lutte aux côtés du peuple.
Dans sa pièce parue en 1952 chez Aufbau Berlag à Berlin-Est, Eisler parvenait à mêler histoire ancienne et expérience contemporaine : la défaite de la gauche allemande, la brutalité de la dictature nazie, l'exil des intellectuels européens en Amérique, l'effroi devant des progrès scientifiques et techniques qui pouvaient se retrouver au service de la barbarie transparaissent derrière la vieille histoire du savant concluant un pacte avec le diable. Le motif central de l'opposition de Luther à Münzer rappelait que la Réforme avait pris le parti des princes contre les paysans révoltés et que le bain de sang qui avait suivi avait sans doute scellé le destin de tout élan révolutionnaire en Allemagne pour les siècles à venir.
Ce faisant, il était au diapason du travail de Brecht qui se consacrait alors au Berliner Ensemble à l'exploration de la misère allemande, notion esquissée dans certains écrits de Marx et d'Engels pour déplorer la soumission au pouvoir établi qui caractériserait l'élite bourgeoise et intellectuelle allemande et son incapacité à s'unir aux aspirations révolutionnaires du peuple. Brecht avait mise en scène en 1950 Le Précepteur de Lenz comme un "ABC de la misère allemande", où l'auto-castration d'un intellectuel montre sa complète soumission aux règles sociales de son temps. Et alors qu'Eisler achevait son Johann Faustus, le Berliner Ensemble présentait la mise en scène par Brecht et son assistant Egon Monk de l'Urfaut de Goethe (à Potsdam en avril 1952, puis à Berlin en mars 1953), qui montrait de façon drastique un humaniste de la Renaissance vendant son âme au diable. L'intellectuel qui trahit la raison pour son bénéfice personnel, qui se vend au plus offrant pour assouvir ses désirs et marche sur des cadavres (la mère, l'enfant et enfin Marguerite elle-même) redevenait le centre de la fable de Faust, Méphisto n'étant qu'un serviteur zélé, un petit diable au service de son maître.
Eisler avait pensé faire de son œuvre un opéra. Mais il décida de publier Johann Faustus avant d'avoir composé une seule note de musique, preuve qu'il était convaincu de la valeur dramatique et littéraire de son entreprise. De fait, la pièce provoqua sous forme encore manuscrite l'enthousiasme de ses amis Thomas Mann, Lion Feuchtwanger et Brecht. On ne peut dire ce qu'il serait advenu si Eisler n'avait eu à subir la tempête d'injures qui se déchaîna après la publication du texte. On peut remarquer que l'abondante œuvre musicale d'Eisler ne comporte pas un seul opéra et de nombreux critiques doutent aujourd'hui qu'il en aurait été autrement si Eisler avait pu continuer à travailler (Thomas Mann et Walter Felsenstein lui suggérèrent d'ailleurs dès 1953 que le texte était trop dense et complexe pour servir tel quel de livret d'opéra). Johann Faustus serait peut-être resté une pièce de théâtre ménageant une importance considérable aux chansons et à la musique de scène.
Mais la publication de Johann Faustus à Berlin-Est eut de graves conséquences pour Eisler qui se retrouva objet de la plus violente campagne "anti-formaliste" lancée par les autorités est-allemandes. Walter Ulbricht intervint personnellement pour condamner dans un même souffle la pièce d'Eisler et l'Urfaust du Berliner Ensemble. Brecht retira sa mise en scène de l'affiche et toute représentation de Johann Faustus fut interdite jusqu'aux années 80. Accusé par la variante est-allemande de la politique culturelle jdanovienne d'être apatride, anti-national, américano-cosmopolite, formaliste, pessimiste, décadent, désespéré, matérialiste-vulgaire et étranger au peuple, le texte d'Eisler disparut avant de ressurgir à la fin des années 70 en Allemagne de l'Ouest (où il fut enfin créé sur la scène du Théâtre de Tübingen).
Hans Bunge (au Théâtre de Rostock) et Hélène Weigel (au Berliner Ensemble) ont tenté en 1968 de faire lever son interdiction en RDA et de le faire jouer, mais en vain. Le moment était mal choisi. Le plus ardent défenseur de la pièce était Ernst Fischer, critique littéraire au marxisme peu orthodoxe et désormais considéré à Berlin-Est comme un "traître" et sympathisant du Printemps de Prague. Ernst Fischer fut interdit d'entrée sur le territoire est-allemand dès 1964 (après son coup d'éclat à la conférence de Liblice sur Kafka en 1963), mais son article dithyrambique consacré à Johann Faustus dans la revue Sinn und Form en juin 1952 avait tout autant ulcéré les autorités est-allemandes que la pièce elle-même.
La campagne de 1953 contre Johann Faustus, orchestrée par la SED et relayée par l'organe officiel du Parti, le Neues Deutschland, obligea Eisler à se défendre lors de trois "discussions" organisées par l'Académie des Arts de Berlin-Est qui prirent l'aspect de séances de tribunal (hormis Brecht, implicitement placé lui aussi sur le banc des accusés, les seuls à défendre Eisler furent A.Zweig et W.Felsenstein, l'accusation étant conduite par A.Abusch, W.Girnus, et J.Rühle).
Ces débats, dont les compte-rendus sont aujourd'hui accessibles dans leur intégralité, eurent lieu les 13, 27 mai et 10 juin 1953, quelques jours seulement avant l'intervention des chars soviétiques lors des "événements" du 17 juin 1953.
La critique véhémente de la misère allemande à laquelle se livrait Ernst Fischer dans son article (voyant dans le Faust d'Eisler le prototype d'un humaniste de la Renaissance approuvant le massacre des paysans en révolte, sur le modèle de Luther lui-même) allait à l'encontre des penchants nationalistes du régime stalinien de RDA. On accusa Eisler d'un attentat contre Luther et Goethe, contre la "grande culture humaniste allemande" dont on prétendait qu'elle avait (presque seule !) triomphé du nazisme. On peut déceler dans les réquisitoires des adversaires d'Eisler des échos de la phraséologie antisémite qui avait alors cours à Moscou (on reprocha à Eisler de professer un "cosmopolitisme apatride" et d'être "étranger aux traditions nationales du peuple allemand"). Les adversaires d'Eisler fournirent ainsi une grande contribution involontaire au thème de cette misère allemande dont ils cherchaient à nier l'existence.
A cause des plaisanteries de Hanswurst (personnage "matérialiste vulgaire") et du détournement comique de citations de Goethe et de Luther, Eisler était accusé de saboter le processus d'"héritage culturel" qui permettrait à la classe ouvrière d'être la nouvelle dépositaire de la "grande culture humaniste et bourgeoise" des siècles précédents. L'opposition entre le néo-conservatisme de la politique culturelle stalinienne et les pratiques d'artistes modernistes comme Brecht ou Eisler n'était pas nouvelle. Lors du débat-fantôme qui opposa Lukacs à Brecht entre 1936 et 1939, Eisler avait co-signé avec Ernst Bloch un article intitulé "L'Art d'hériter" où il attaquait déjà "l'académisme révolutionnaire". A de nombreux égards, le débat sur Johann Faustus reprenait les termes du débat des années trente et une fois de plus, les positions de Brecht et d'Eisler étaient mises au pilori au nom du "réalisme socialiste".
Se référant aux directives du Comité central de la SED de mars 1951 concernant "le combat contre le formalisme dans l'art et la littérature", le Neues Deutschland attaqua le 27 mai 1953 à la fois la pièce d'Eisler, l'article d'Ernst Fischer, la mise en scène de l'Urfaust au Berliner Ensemble et le texte polémique de Brecht, "Intimidation par le classicisme". Brecht y était accusé d'entraîner les jeunes assistants de son théâtre "dans une direction fausse" par ses "descriptions fatalistes et pessimistes" dénués de tout "personnage positif" et "n'acceptant pour protagoniste que la misère allemande". Le même genre d'attaques avaient déjà accompagné la création de Mère Courage en 1949 et avaient conduit à la censure partielle de l'opéra de Brecht et Paul Dessau en 1951, Le Procès de Lucullus.
On mesure, en lisant les compte-rendus de l'Académie des Arts et les articles parus dans la presse est-allemande d'alors, à quel point le Berliner Ensemble de Brecht et d'Eisler était pour la politique culturelle est-allemande "une île de désordre" (Heiner Müller) à mater au plus vite, en tous cas une forteresse assiégée au milieu d'un océan de bêtise et de soumission servile. Lors de la dernière des séances d'accusation consacrées à Johann Faustus à l'Académie des Arts, les adversaires d'Eisler l'interrogèrent sur l'opportunité de transporter des problèmes du présent au seizième siècle, d'utiliser des anachronismes, de procéder au montage de deux époques distinctes et décidèrent que ce genre de procédés étaient "contraires aux principes du réalisme socialiste". Brecht qualifia le problème de "très important et intéressant". Faisant mine de ne pas s'apercevoir que le débat était désormais dirigé contre lui, il entreprit de défendre le procédé du montage anachronique chez Mozart.
Mais, malgré les astuces déployées par Brecht dans ses "Thèses sur Johann Faustus", pour sa propre défense comme pour celle d'Eisler, le mal était fait. Une partie des exemplaires imprimés de Johann Faustus ne fut jamais livrée aux librairies. Eisler sombra dans une profonde dépression et s'installa à Vienne pour plusieurs mois. Il n'écrivit jamais de musique pour sa pièce (ses archives ne contiennent que trois ou quatre pages de brouillon). Il finit par rentrer en RDA en annonçant son retour dans une lettre au Comité central de la SED du 30 octobre 1953, où la colère prenait le pas sur la contrition sans doute attendue :
Beaucoup de mes œuvres restent dans les tiroirs, dont plus de 500 Lieder, des cantates, de la musique de chambre et de la musique pour orchestre. J'ai bien senti qu'on n'était pas prêt à accepter ces œuvres qui sont pourtant nées pendant trois décennies d'une vie remplie de combats. Des musiciens qui ont joué ou qui ont écrit sur des œuvres de ma plume ont été traités comme des représentants d'une direction artistique non souhaitée.
Il faut, camarades, que vous compreniez que l'œuvre d'un artiste est d'une grande diversité et que chaque compositeur se doit de produire, à côté d'œuvres immédiatement accessibles, des choses plus compliquées pour faire progresser son art. Il appartient sans doute à l'essence de l'artiste de réagir avec une sensibilité exarcerbée aux circonstances extérieures; il est possible que vous preniez ceci pour une faiblesse, mais j'ai besoin d'une atmosphère de bienveillance, de confiance et de critique amicale pour mener à bien mon travail artistique. La critique est naturellement nécessaire pour examiner l'art à l'aune des exigences sociales, mais pas la critique qui brise tout enthousiasme, rabaisse la position de l'artiste et mine sa confiance en lui-même.
Après les attaques contre Johann Faustus, je me suis rendu compte que tout élan pour écrire de la musique m'avait quitté. Je tombai alors dans un état de profonde dépression, comme je n'en avais jamais connu jusqu'alors. Mais je n'ai aucun espoir de retrouver le désir, pour moi vital, d'écrire de la musique ailleurs qu'en RDA. Je suis étroitement lié au mouvement ouvrier allemand depuis ma jeunesse. C'est de lui que s'est nourri et se nourrit encore aujourd'hui ma musique, et pas seulement celle qui est parvenu à toucher les masses, mais aussi celle qui est difficile à comprendre et qui ne peut se tourner pour l'instant que vers un cercle d'auditeurs plus restreint, familier de l'héritage de la musique allemande.
"L'Affaire Johann Faustus" constitue une source de documents instructifs sur la politique culturelle est-allemande du début des années cinquante et marque sans doute une aggravation de l'isolement de Brecht et d'Eisler à Berlin-Est. On peut penser que le Berliner Ensemble ne retrouva jamais la radicalité qui fut la sienne de 1949 à 1952, les pressions politiques provoquant par exemple le départ vers l'ouest d'Egon Monk, le co-metteur en scène de l'Urfaust, et surtout de Caspar Neher, l'ami et scénographe de Brecht depuis le lycée d'Augsburg. Pourtant, malgré le grand intérêt historique que représente la polémique de 53 autour d'Eisler, il serait absurde de faire disparaître son Johann Faustus derrière le souvenir des remous qu'il provoqua. Cela reviendrait même à assurer une victoire paradoxale à ses censeurs. Par son ambition politique et sa virtuosité formelle, par son humour et ses facéties, par sa confrontation audacieuse d'un texte dramatique à de nombreuses pratiques artistiques (la pantomime, le théâtre de marionnettes, la danse, la commedia dell'arte, la musique, le cinéma), Johann Faustus est une tragédie d'ampleur shakespearienne, sans égale dans le théâtre européen de l'après-guerre.
Par la fente du rideau, une énorme main apparaît (c'est la main de Méphisto) et ramène Faust sur la scène.
Le rideau s'ouvre.
Salle d'apparat du palais; il n'y a plus aucune trace de dévastation.
Méphisto : Qu'as-tu encore à geindre ?
Faust : Tu as donné l'ordre de tirer.
Méphisto : Moi, tirer ? Non ! J'ai ma propre façon de faire, je ne donne jamais l'ordre de tirer. D'ailleurs, je hais le bruit, j'évite de me faire remarquer et je fuis tout incident fâcheux. Un maître dans l'art de la persuasion. Donner l'ordre de tirer, je laisse ça à d'autres.
Faust : Tu mens, chien ! Je n'ai donné aucun ordre !
Méphisto : Un ordre, certes non. Mais tu as regardé avec angoisse autour de toi. Que font des mercenaires quand leur maître regarde avec angoisse autour de lui ? Ils tirent.
Faust se tait.
Méphisto : Tu t'es mis, par ta faute, dans un sale pétrin, il faut quitter Wittenberg. Tu dois attendre que les morts soient enterrés et que les plaies soient devenues d'adorables cicatrices avant de pouvoir oser te montrer de nouveau par ici.
Faust : Je ne veux pas.
Méphisto : Il va bien falloir, Faust.
Faust : Non, j'expliquerai tout.
Méphisto : A quoi bon ? Tout est clair. Il suffit d'attendre que l'herbe repousse.
Faust : Les terribles expériences de ces dernières années m'ont beaucoup appris. Je vois beaucoup de choses sous un jour nouveau. Mêmes les figures familières de l'antiquité se présentent à moi sous de nouveaux traits. Cela me pousse de plus belle à des interprétations hardies. Fais-moi rencontrer encore une fois des êtres humains. A aucun moment de ma vie, je n'ai eu un tel désir de voir des hommes.
Méphisto : Des hommes ? Facile ! (Il claque des doigts.) Nous allons à Leipzig.
Développé avec Berta